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Un éclairage éthique sur le traçage numérique de la propagation du Covid-19 Entre intérêt public et libertés individuelles

Jérôme BERANGER

Fondateur d’ADEL (Algorithm Data Ethics Label)
Chercheur (PhD) associé à l’UMR 1027 Inserm / Université Toulouse III – Equipe BIOETHICS Auteur de plusieurs ouvrages dont : « Le code éthique algorithmique » (2018, ISTE Editions)

Pr. Stéphane OUSTRIC

Médecin généraliste et Professeur des Universités UMR 1027 Inserm / Université Toulouse III, Paul Sabatier

Emmanuelle RIAL-SEBBAG

Directrice de recherche Inserm
Responsable de l’équipe BIOETHICS
Laboratoire d’épidémiologie et d’Analyses en Santé Publique (LEASP) UMR 1027 Inserm / Université Toulouse III, Paul Sabatier

 

Coronavirus : Substitution temporairement au terme liberté de notre devise française celui de responsabilité 

L’hypothèse d’avoir recours à une application Smartphone (par ex. Stop Covid) pour combattre la propagation du Covid-19 en traçant les citoyens contaminés par le virus commence de plus en plus à faire son chemin voire à se confirmer au sein du gouvernement. Cette méthode de traçage digital1 aurait pour objectif de rendre la recherche et la notification des contacts instantanées dès la confirmation du cas par le propriétaire du téléphone portable. En conservant un enregistrement temporaire des événements de proximité entre individus, le dispositif pourrait immédiatement alerter sur les interactions et contacts étroits récents avec des cas diagnostiqués et inciter les personnes alertées à s’isoler à se faire tester. L’enjeu serait donc de suivre en temps réel l’évolution de la pandémie en retraçant le parcours des personnes infectées afin de repérer les populations susceptibles d’avoir été exposées au virus et de proposer des actions de santé publique adéquates en vue d’un déconfinement progressif.

Dès lors, ce traçage numérique fait débat et inquiète en France du fait qu’un tel processus ne s’intègre pas vraiment dans notre culture démocratique occidentale et porterait fortement atteinte aux libertés fondamentales. Dans les conditions actuelles de crise d’urgence sanitaire ces libertés peuvent être légitimement réduites au nom de l’intérêt général et à la seule condition que les mesures soient proportionnelles et démocratiquement édictées. Le respect des règles juridiques et de la Loi Informatique et Libertés sont quotidiennement réaffirmés par nos instances. Notamment, la Présidente de la CNIL vient de rappeler que des solutions de traçage numérique seraient acceptables si et seulement si elles étaient respectueuses des droits fondamentaux (consentement éclairé, volontariat), mais que la loi devrait être modifiée dans les 2 cas non actuellement couverts .

Il n’en reste pas moins que de nombreux enjeux éthiques restent associés à cette pratique. Ces risques éthiques concernent en premier lieu la totale garantie du respect de la vie privée et de la confidentialité des informations relatives au citoyen (aspect intrusif), puis la protection et la sécurité relatives à ses données personnelles. Un prérequis essentiel serait alors que les données récoltées soient agrégées et surtout totalement anonymisées. De plus, cette pratique pose la question des libertés individuelles, du libre arbitre et de l’autonomie de la personne avec des modifications de comportements contraints, ressentis ou subis. Il nous parait inconcevable que cette stratégie numérique d’identification des personnes infectées ne fonctionne sans une basede volontariat (non imposé) et d’un consentement libre et éclairé de ces derniers. Enfin, ce traçage numérique pourrait avoir des répercussions de nature discriminatoire du fait que certaines personnes ne voudront pas – par conviction ou principe – télécharger l’application, et d’autres ne le pourront pas (Cf. Fracture numérique). De facto, cette démarche pourrait exclure les populations déjà à risque (personnes âgées et populations précaires).

Dans ces conditions, une possible utilisation réussie et appropriée d’une application de traçage ne pourra se reposer que sur la confiance, l’adoption massive et sans contrainte de l’ensemble de la population. Cela s’applique à l’usage de l’application elle-même et aux données collectées. Des arguments et considérations éthiques reconnaissant l’importance d’obtenir des avantages pour la santé et d’éviter de nuire à la personne doivent être mis en lumière. Ces exigences éthiques devront être particulièrement solides dans le contexte du Covid-19 et comprendre :

  • Un bénéfice immédiat et future pour la santé des citoyens ;
  • Un devoir de transparence et d’explicabilité auprès de la société sur la finalité de l’application, la nature des données récupérées, leur centralisation, leur durée de conservation, leur éventuelle accessibilité à un tiers, et leur protection dans le cadre d’une géolocalisation ;
  • L’accord et la publication des principes éthiques qui orienteront le dispositif ;
  • La garantie d’équité d’accès et d’égalité de traitement pour tous (Cf. Justice sociale) ;
  • L’utilisation d’un algorithme transparent, explicable et auditable ;
  • La « garantie humaine » visant à permettre un certain degré négocié et opposable de supervision humaine du traitement algorithmique ;
  • Une évaluation éthique indépendante du dispositif de traçage numérique;
  • L’intégration des données recueillies à un programme d’évaluation et de recherche afin de préparer la gestion des futures pandémies.En définitive, cette stratégie qui pourrait conditionner un assouplissement du confinement à venir doit donc s’accompagner d’une vigilance éthique et de transparence sociétale afin de tendre vers un équilibre entre l’intérêt public et les libertés individuelles qui évitera la nécessité d’une surveillance coercitive. Cet impératif sanitaire marque une bascule de notre mode de vie et dans la manière de concevoir le monde, où notre individualisme des Lumières doit s’effacer pour une culture plus holistique qui privilégie l’ensemble à l’individu.L’intention n’est pas d’imposer cette technologie comme un changement permanent à notre société, mais en raison de ces circonstances pandémiques, il nous semble nécessaire et justifié de protéger la santé publique quitte à ce que le terme « liberté » de notre devise française soit temporairement – le temps de la crise sanitaire substituée à celui de « responsabilité » pour chacun d’entre nous. C’est à notre sens, une des conditions sine qua non pour une sortie du confinement possible et réussie avec une reprise de vie en société normale. Le chemin est encore long et à ce jour sans aucune garantie.
 
 
 
 

1 : L’application de TraceTogether via Bluetooth utilisé par le gouvernement singapourien semble la piste la plus envisagée actuellement en France.
2 : Marie-Laure DENIS, Présidente de la CNIL, audition par la commission des lois de l’Assemblée nationale, le 8 avril 2020.